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2018-05-03T20:32:00+02:00

Mon si petit grand frère

Publié par Mammouth

Pappouth et moi sommes en désaccord sur plein de choses dans la vie (les films d'Aronofsky, le goût des choux de Bruxelles, la fréquence du passage d'aspi à la maison et le choix du prénom de la fille qu'on n'a pas eu...), mais s'il y a bien une chose sur laquelle on a toujours été d'accord, c'est que si par malheur on attendait un enfant handicapé, on ne le gardait pas.

Alors, avant que tu ne montes sur tes grands chevaux et que tu appelles les associations d'enfants en situation de handicap pour qu'elles m'envoient 6 000 mails incendiaires, prends le temps de lire ce qui va suivre, car mon témoignage n'est pas si anodin (innocent ? (naïf ? (égoïste ? injuste ?)))) que ça. 

Le handicap, je connais. Je connais même très bien, j'ai grandi toute ma vie avec.

Dans ma famille, nous sommes 4 enfants (enfin 4,5 parce que mon père a refait un petit frère 20 ans après moi). J'ai donc un très grand frère, une seule et unique soeur et un frère handicapé. Il a 4 ans de plus que moi. Il a 44 ans aujourd'hui (merdre ! Tu connais désormais mon âge exact !), mais dans sa tête, il est plus près des 4 ans que des 44. Mon frère est handicapé mental. Physiquement, il va très bien. Si tu le croisais dans la rue, tu ne penserais même pas spécialement qu'il a un problème quelconque. Mais, à 44 ans, il ne sait pas lire, écrire, compter, dessiner, aller seul d'un point A à un point B dans une ville, donner son adresse et encore moins un numéro de téléphone. Il ne fondera jamais de famille, ne conduira jamais une voiture, n'ira jamais boire un coup en terrasse avec ses copains. Mon frère a ce qu'on appelle un "retard mental". Il n'est pas trisomique, ni autiste (c'est les deux seuls handicaps que les gens connaissent et donc, on m'a toujours dit "ah, t'as un frère handicapé ? Il est triso ? Autiste alors ?") Sa maladie n'a pas de nom. On ne sait pas comment ni pourquoi, mais elle est là.

Mon frère a été diagnostiqué tardivement. Il a marché très tard, parlé très tard, mais les médecins disaient à mes parents "ohlala chacun son rythme, ça viendra". C'est vers ses 3 ans que le verdict est tombé : retard mental. 

Moi, je n'étais même pas née. Je suis arrivée 1 an plus tard. Pour ne pas rester sur un échec ? Pour le stimuler ? Tout simplement parce que mes parents voulaient une famille nombreuse ? Je ne sais pas trop et en fait, ça m'importe peu. Je suis arrivée dans cette famille, avec ce "grand" frère qui est resté si petit à l'intérieur. C'était comme ça, ça m'allait.

Les premières années, mon frère et moi étions excessivement proches (il y avait les 2 grands et nous, nous étions les deux petits). Il était mon compagnon de jeu, de chambre, de rêveries. Puis je suis entrée à la grande école et les choses ont changé. J'ai appris à lire, à écrire, à compter... j'ai su faire tout ce que lui n'arrivait pas (n'arriverait jamais) à faire. J'étais sa "petite" soeur et je le dépassais. Ça a abîmé notre relation, ça nous a éloigné l'un de l'autre, ça a créé un fossé (évidement, c'est comme ça que je l'analyse aujourd'hui, mais ce n'est que mon analyse personnelle. Mon frère serait bien incapable de me dire comment les choses se sont passées pour lui.) 

Dans notre histoire d'avoir un membre handicapé dans notre famille, nous étions tout de même tous conscients que nous étions plutôt chanceux : mon frère était tout de même relativement autonome. On n'a pas eu besoin de le laver, l'habiller, lui torcher les fesses toute sa vie. Il ne se tapait pas la tête contre les murs, il ne bavait pas. En fait, mon frère été plutôt un calme, qu'on ne voyait et n'entendait pas trop. 

Puis j'ai été adolescente et là, mon frère, en plus de son handicap, à déclaré une schizophrénie. Vers ses 19 ans, il a décompensé (pourquoi ? aucune idée) et pour nous, sa famille, la vie a pris encore un autre tournant. Il a vécu des dédoublements de personnalité, des accès de violence (impensables jusqu'alors pour mon frère qui était le plus pacifiste des êtres humains de la terre), des trous noirs à ne pas se rappeler ce qu'il avait fait ou dit. 

À la fac, je vivais avec ma soeur dans une cité universitaire et ma mère s'est retrouvée plusieurs mois à l'hôtel, dans une mutation qui durait mais ne se concrétisait pas. Mon frère est donc venu vivre avec nous. Un jour, je lui ai râlé dessus pour une histoire bête (il avait repeint toute la salle de bain avec un rouge à lèvres), il est entré dans une colère noire. Il a attrapé un balai et l'a levé dans ma direction. Et là j'ai vu la folie dans ses yeux, la vraie. Et je l'ai regardé droit en face sans bouger, mais tout mon corps tremblait et je pensais en moi-même "si jamais il abat ce balai sur toi, tu es morte". Puis d'un coup, après la folie, la fureur et la puissance, j'ai vu la honte et la tristesse dans ses yeux. Il a lâché le balai et s'est enfui dans la chambre. 

Petit à petit, nous avons appris à gérer les crises. Savoir quoi lui dire pour le ramener doucement vers la réalité, sans l'énerver, sans l'enfoncer. Nous avons appris à les déceler de plus en plus tôt, dès les prémices, pour tenter de les amoindrir. 

Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais eu honte de mon frère. Même enfant. Même quand j'avais 20 ans et qu'il hurlait de délire dans les allées du supermarché.

Il a fallu très longtemps pour trouver un traitement adapté, qui lui permette de contrôler les crises tout en le laissant vivre une vie à peu près normale (mais la vie de mon frère a-t-elle une seule fois été "normale" ?) 

Aujourd'hui, il va bien. Il est placé dans un foyer en Belgique (vive la France et son manque cruelle et injuste de structures d'accueil pour les handicapés, adultes de surcroit !), il rentre chez ma mère une fois par mois et pour les vacances. Il a un travail à sa portée, il vit dans une maison avec d'autres handicapés et des éducateurs. 

Mon frère a une vision très binaire du monde : il y a le bien et il y le mal. Je vois mon frère comme un petit enfant, tu sais, quand ils sont encore très innocents, naïfs et justes. Quand l'idée même de mentir ne peut pas leur venir à l'esprit, tellement ce n'est pas (encore) inscrit dans leur logique (et puis, mentir c'est mal et dans le monde de mon frère, on ne fait pas ce qui est mal, point.) Mon frère est l'incarnation parfaite de l'innocence à mes yeux. Et aujourd'hui, alors que je le vois rarement, il est l'une des personnes que j'aime d'un amour le plus pur, simple et évident. Et quand il m'arrive de m'imaginer sa mort (parce qu'on dit souvent que les handicapés ont une espérance de vie moins longue), je suis projetée dans un abîme de tristesse. Le jour où mon frère mourra, je serais vide. 

Alors, oui, dès qu'on a envisagé de faire un enfant avec Pappouth, puis un deuxième, on s'est questionné par rapport au handicap (comme tout le monde, non ? Peut-être un peu plus que tout le monde) et on est immédiatement arrivé à la conclusion que si on nous annonçait un problème pendant la grossesse, on ne garderait pas l'enfant (bien sûr, si l'un de nos enfants déjà là était diagnostiqué handicapé un jour, nous le garderions (on s'est attaché quand même !) On ferait face, parce qu'on n'aurait pas le choix. Je parle ici d'un handicap sévère décelé pendant la grossesse, celui qui te laisse face à un choix.) Et je comprends que ça puisse paraître dur, égoïste, injuste etc. Mais le handicap, je connais.

Je connais la culpabilité qui a rongé ma mère pendant des dizaines d'années, je connais la difficulté à trouver des structures d'accueil, je connais le regard des gens pendant la crise au supermarché, je connais les phrases assassines "mais il est débile lui ou quoi ?" (bah oui, justement), je connais la cruauté des enfants à l'arrêt de bus, je connais l'hôpital psychiatrique, la cellule capitonnée, je connais la tristesse de ne pas savoir quoi lui répondre quand il demande si un jour, lui aussi, il aura des enfants. Je connais les tensions que cela provoque dans un couple (mes parents ne se sont pas séparé À CAUSE de ça, mais je pense que ça a beaucoup joué). Je connais les prières de ma mère de le voir mourir avant elle, pour ne pas qu'il ait à vivre la perte de sa maman/fusion dont il ne se remettrait certainement jamais, pour ne pas s'inquiéter de ce qu'il va devenir après elle, de qui s'occupera de lui (ma mère étant une femme formidable qui nous a élevé en nous répétant que ce n'était pas à nous, ses frères et soeurs, de le prendre en charge un jour, qu'on avait nos vies à nous à vivre). Je connais la gêne des gens qui ne savent pas comment lui parler, je connais les rires des filles dans son dos alors qu'il leur a sourit. Je connais les IME, les IMPros, les foyers. Je connais les neuroleptiques, leurs effets secondaires, la langue gonflée, le teint jaune et la vivacité d'un zombie. Je connais la dépression et les idées noires qui ont traversées l'esprit de ma mère, de vouloir mourir, de vouloir le tuer parfois. Je connais le courage immense que ma Maman a eu toute sa vie pour s'occuper de lui, l'aimer par-dessus tout et, sincèrement, je ne suis pas sûre que j'aurais pu avoir le même. 

Quand j'étais petite, je regardais les téléfilms sur M6 qui retraçaient les parcours d'enfants handicapés. Je voyais ces parents qui se battaient corps et âme pour que leur enfant vive une vie normale, soit accepté à l'école comme les autres et j'en voulais à mes parents de ne pas être comme eux, ceux de la télé. J'étais en colère de ne pas voir ma mère se battre, qu'elle n'ait pas le courage de monter au front contre la terre entière. Et puis, j'ai grandi... et j'ai compris qu'il avait fallu infiniment plus de courage pour accepter ce qu'il est, simplement ce qu'il est, plutôt que de vouloir faire de lui quelqu'un de "normal" à tout prix. 

 

Ce billet est dédicacé à mon frère, Boboy, qui est l'une des plus belles personnes que la vie m'ait donné la chance de côtoyer et à ma mère, Mamour, qui restera toujours à mes yeux la femme la plus juste et la plus courageuse que la terre ait portée.

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commentaires
C
Bonjour Anne-Sophie! <br /> Je suis la maman d'Anne M.je ne fréquente guère les reseaux sociaux, mais je viens de voir ton visage et ai creusé un peu ton historique...boboy restera toujours l'image de la douce innocence...que d'heureux souvenirs partagés avec ta famille.<br /> J'espère que tes parents et David et Stéphanie sont heureux! Douces et chaleureusesur pensées !
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A
Bonjour ! Quel plaisir de vous lire ici ! Je vous renvoie le compliment pour les bons souvenirs partagés. Tout le monde va très bien dans la famille et j'espère que chez vous aussi. Je vous souhaite le meilleur !
M
Beaucoup d'emotions en lisant cette article. Avec des mots simples, tu reussis a toucher lessentiel. Perso, je suis completement daccord avec toi. La question s'est posée "au cas où", la reponse fut la même.
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M
La réponse appartient à chacun, mais il m'est arrivé d'essuyer des regards pesants et même des réflexions, alors que ma réponse m'appartient (et qu'en plus, elle est argumentée par ce "je connais"). <br /> Et merci pour le compliment sur l'essentiel !
M
*cet article
P
Tu dis de très belles choses Anne-Sophie, sincères et sensibles, je t'embrasse affectueusement,<br /> Pascale
Répondre
M
Merci Pascale. Je t'embrasse, ainsi que tous les enfants et petit-enfants.
G
Je trouve ta description de ton frère très belle!
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M
Merci !

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